..."Mais
la libération ne s'annonçait pas. Nous avions organisé
notre emploi du temps dans la journée. Chacun faisait à
son tour une conférence sur le sujet qu'il connaissait le mieux.
La série avait commencé par une causerie sur le droit
civil par Maître Bucaille, qui obtint par la suite un succès
marqué avec un cours sur les testaments : nous ne laissions pourtant
pas de fortune derrière nous, ni les uns, ni les autres !
L'enseigne de vaisseau de La Tour Saint-Jean nous avait ensuite emmenés
en croisière sur la Jeanne-d'Arc, et ce voyage en plusieurs épisodes
sur toutes les mers du monde, terminé dans les eaux de la Martinique,
fut un autre succès. Les problèmes d'artillerie furent
aussi traités, et bien d'autres sujets que j'ai oubliés
depuis mais qui, alors, firent couler les heures moins lentement. Une
méthode d'allemand (pour l'époque d'occupation) alternait
avec le bridge. Des parties interminables, car les cartes, remplacées
par de minuscules morceaux de papier marqués, étaient
peu maniables ; mais les jeux étaient interdits dans la prison
et nous devions nous contenter de ces cartes discrètes.
Malgré ces distractions, notre impatience croît chaque
jour. Aucune visite, aucune manifestation de l'extérieur. Nous
nous demandons pour combien de temps nous sommes enfermés dans
cette cellule. Le mercredi, pourtant, Rion est appelé au parloir,
il revient avec un sac de petits pains et d'oranges. C'est le consul
belge de Saragosse qui l'a fait demander. Il s'occupe de le faire sortir
de prison et lui a donné de bonnes nouvelles de sa femme, maintenant
en liberté surveillée à l'hôtel.
Nous, Français, sentons mieux alors notre abandon : le gouvernement
du général de Gaulle n'est pas reconnu, et les consuls
de Vichy sont nos ennemis ; pour eux, comme pour l'ambassadeur de France
à Madrid, nous sommes des déserteurs, des ennemis du régime.
Il ne nous reste qu'à espérer. La France est divisée
: les hommes de Franco en profitent. Et les milliers de prisonniers
français d'Espagne n'ont pas pour les soutenir les voix autorisées
qui font sortir des camps et des cellules les Anglais, les Américains,
les Polonais, les Belges, les hommes de toutes nationalités.
Heureusement,
dans l'ombre, sous l'étiquette de la Croix-Rouge, des Français
travaillent à Madrid et ailleurs, et lentement, bien lentement,
le flot des évadés de France s'écoulera vers le
Portugal, vers Gibraltar, vers l'Afrique du Nord qui n'est plus hostile
depuis novembre 1942.
Jeudi matin, les portes de toutes les cellules sont ouvertes : douches
de nouveau. Je sors. Une surprise m'attend : de la cellule voisine surgit
le capitaine Perdrizet, pilote venu à l'aviation de chasse récemment
et à qui j'ai fait passer le brevet de chef de patrouille l'année
dernière. Derrière lui, l'adjudant-chef Genty, ancien
pilote de mon groupe en 1939, l'adjudant Gènes que j'ai bien
connu au groupe Lafayette et qui disparaîtra dans quelques mois
sur le front de Russie en combattant sous la bannière du régiment
Normandie ; l'adjudant-chef Maurel qui trouvera la mort dans le Channel
et son mécanicien de la guerre qui n'ont pas voulu se séparer
et se sont évadés ensemble ; d'autres encore, et Perdrizet
me montre la cellule en face : dépassant les autres prisonniers
d'une tête, le capitaine Pintaux, le bombardier, me fait des signes
d'amitié, il est accompagné d'autres pilotes qui agitent
la main frénétiquement dans le dos de leurs gardiens.
( Baylou est parmi eux)
Débordés,
ceux-ci ne peuvent empêcher Perdrizet de me joindre et de m'expliquer
en deux mots comment ils sont arrivés là : tous évadés
de France trois mois plus tôt, ils ont été internés
à la prison de Barbastro, bien connue des Français et
dont j'allais apprendre bientôt la chanson sur l'air du «
Rancho Grande »:
0h beau bleu, mon vieux frère,
Malgré ta mine altière
Et ta démarche fière
T'es Celle de Barbastro. Oh !... Oh !... Oh !
Pris dans une galère
Refrain
Venez, venez en Espagne,
Passez, passez la montagne.
Vous fuyez tous l'Allemagne,
Mais vous entrez dans un bagne.
La
nourriture est bonne
Moins qu'en tout lieu du monde,
Et l'on vous la rationne.
On mange leurs immondes
Potages et fayots. Oh!... Oh!... Oh !
Les gardes sont aimables,
Toujours pleins de tendresse
Sur nous ils sont capables
D'exercer leur adresse
A grands coups de flingot. Oh !...0h !... Oh !.
La
nuit, quand tout est sombre
Et qu'on gît mal à l'aise,
On sent surgir dans l'ombre
La horde des punaises.
Pour nous, c'est un fléau. Oh!... Oh!... Oh !...
Refrain
final :
Fuyez, fuyez tous la France,
Le coeur rempli d'espérance,
Car c 'est de votre souffrance
Que viendra la délivrance.
Après des semaines, des mois d'attente, de lettres à la
Croix-Rouge, de longs moments de désespoir, il y a trois jours
ils ont été tirés de Barbastro pour être
transférés au camp de détention de Miranda et sont
à Saragosse en transit depuis lors : le bruit court que leur
départ est différé à cause du typhus qui
régnerait à Miranda. Bref, ils sont là, entassés
à quatorze dans une cellule semblable à la nôtre
: c'est incroyable qu'ils puissent y tenir tous. Ils ont laissé
derrière eux plusieurs camarades qui ne se sont pas trouvés
sur la liste de sortie de Barbastro, notamment le capitaine Guizard
et le lieutenant Challes.
Guizard me racontera plus tard son évasion. Certaines phases
ne manquent pas d'humour, si d'autres furent difficiles. En particulier,
le départ de Toulouse pour rejoindre le rendez-vous au pied de
la montagne. Après avoir acheté une canne à pêche
à quarante sous dans un bazar, car il était supposé
partir à la pêche, il monte dans le tortillard qui rampe
vers les Pyrénées. Dans le compartiment, deux ou trois
personnes anonymes, puis un soldat allemand affalé dans un coin.
Guizard met sa canne à pêche dans le filet et ouvre son
journal. Après quelques stations, alors que le train approche
des premiers contreforts et du même coup de la zone interdite,
une jeune personne grimpe allègrement et tombe dans les bras
de Guizard :« Mon cher cousin, quelle surprise ! Que faites-vous
par ici ? »
Réponses embarrassées et évasives de notre ami.
Mais la cousine veut savoir. Les femmes veulent toujours savoir des
choses qui ne les concernent pas ...
...
Le
contact de tous ces pilotes me réconforte et me donne confiance
dans l'avenir de notre aviation. Perdrizet me glisse la liste complète
: si je sors de prison avant eux, j'essaierai de les tirer de cette
galère. J'ai une chance en effet d'être libéré
plus tôt qu'eux si mon ami a été touché ;
d'autre part, mes faux papiers me prêtent plus de quarante ans,
âge limite pour être interné comme combattant possible
: je deviens donc un inoffensif civil.
...
Sur
les rangs, de vieux Espagnols se font des farces de potaches tandis
que l'ancêtre, âgé de plus de soixante-quinze ans,
tête branlante, sera réveillé en sursaut par le
clairon. Au garde à vous, bras tendu en un salut fasciste forcé,
tous les prisonniers disent - ou ne disent pas - la formule rituelle
et exécrée :
Arriba Espana Arriba - Viva Franco.
En fait, ils font tous au moins semblant de le crier, car ils savent
trop ce qu'il en coûte de montrer une attitude réticente.
Nous assisterons à une comédie semblable le dimanche matin,
pour la messe.
Missa dolorosa.
Tragi-comédie serait plus exact.
Après la toilette (!) du matin, en colonne par deux, nous sommes
conduits dans la rotonde centrale qui sert de chapelle. Le balcon, qui
fait le tour de la salle et des ailes, s'élargit au centre, au-dessus
de la grille de sortie, de la première grille de sortie que je
regarde avec mélancolie. Cet élargissement fait office
de choeur : l'autel y est dressé et des sièges y sont
disposés pour le directeur de la prison et les officiers, si
l'on peut appeler officiers ces minables gardiens au regard faux et
mauvais, dont la fantaisie de mauvais goût s'extériorise
par des cravates et des chaussettes non réglementaires aux couleurs
voyantes. Quelle pitrerie !
En bas, les prisonniers s'entassent debout, mis en place par des moutons
au geste leste envers ceux qui ne sont pas dans l'alignement. Combien
sommes-nous là, bêtes humaines menées à la
messe à la baguette ? Deux milliers peut-être ! Espagnols,
Polonais, Hollandais, Belges, Français. Je ne sais, mais nous
sommes tous transis de froid dans le courant d'air des couloirs, et
la majorité tousse horriblement en attendant l'heure, qui sonne
enfin. Alors, comble du ridicule, au son d'un paso-doble, (l'orchestre
bénévole de prisonniers ne doit pas connaître d'autres
morceaux, je pense), au son d'un paso-doble, le directeur et sa suite
font majestueusement leur entrée, suivis de trois bonnes soeurs
et du prêtre.
Avec cette musique, ces prisonniers mis au garde à vous, ces
gardiens attentifs à réprimer le moindre geste non réglementaire,
la cérémonie est grotesque à en pleurer et je n'ai
pas du tout envie de suivre cette messe. Mais je dois rester.
Un chant émouvant pourtant : l'Ave Maria de Schubert chanté
par un bagnard tiré de sa cellule pour l'occasion, il est soutenu
par un choeur à plusieurs voix, et sa voix mâle vibre étrangement
sons le dôme.
Mais, bien vite, le ridicule reprend ses droits ; l'orchestre entame
l'hymne à Franco qui est interrompu brutalement au milieu d'une
phrase musicale par un clairon retentissant : il paraît que c'est
la coutume au moment de l'élévation. Au commandement,
tous les hommes ont mis un genou en terre. Ils se relèvent de
même.
Puis la cérémonie se termine par l'hymne national et le
salut franquiste, tandis que le cortège directorial se retire
de ce même pas omnipotent de marionnettes soufflées aux
joues jaunâtres et adipeuses...
(...)
NOTE : Explication. Nous avons été tous dispersés
; nous ne savons pas ce que sont devenus ces autres « Evadés
de France »
suite :
Nous savions simplement que nos trois enseignes de vaisseau de l'Aviation
maritime s'étaient fort bien comportés sur nos avions
de chasse. Sur les autres, nous n'avions que de vagues indications.
Dormoy même, qui m'avait suivi pour servir dans mon groupe en
Grande-Bretagne, m'avait été arraché par le commandement
anglais qui est rarement sentimental dans la conduite de la guerre.
Et
nous nous contentâmes de retracer par de courtes phrases pleines
d'évocation les derniers moments qui précédèrent
la séparation : le voyage interminable dans les wagons de troisième
classe à travers toute l'Espagne, du nord au sud en passant par
Madrid. Le court séjour aux arènes de Malaga, au milieu
des tourbillons de poussière, le départ sous pavillon
anglais à bord du Gouverneur Général Lépine
qui, avant même d'avoir quitté les eaux espagnoles, hissait
les couleurs françaises, aux sons d'une Marseillaise chantée
à pleins poumons par les centaines d'évadés répartis
à son bord, ivres d'espace et débordant de patriotisme.
Puis,
le soir, comme une nouvelle évasion, le passage de Gibraltar,
tandis que le soleil loin devant, sombrant dans l'eau, incendiait les
nuages de pourpre cerclés de diamants, tendant majestueusement,
au seuil de l'Atlantique, des voiles gigantesques aux couleurs ardentes
des batailles, voiles sous lesquels le navire, dans un bruissement de
vagues joyeuses, s'enfonçait vers la liberté.
FIN
|